samedi 12 novembre 2011

Christophe



C'est avec une immense tristesse que j'ai appris la fin de mes chroniques préférées de L'Illustré. L'auteur, dont je me délecte de la moindre ligne depuis des années, vient d'être appelé à des plus hautes fonctions à L'Hebdo, magazine où il officiait déjà à peu près avec le même brio. Dieu merci j'ai pu constater qu'il continuera à y produire sa prose désopilante, la perte n'est donc pas irréparable. Mais dans un moment de détresse, désorienté par le choc, torturé par l'idée du manque, je me suis abandonné à tenter d'imiter le maître. Voici le résultat. On est certes loin de l'original, mais je suis tellement habité par le génie de cet immense journaliste que je pense modestement avoir pu en extraire un peu de jus.

Central Park, 6 heures du matin. J’aime me balader dans cet îlot d’oxygène qui m’est si cher, pour tant de raisons, alors que le matin hésite encore à entamer une nouvelle journée de folie. S’aérer l’esprit, se libérer du poids de l’actualité, des sollicitations permanentes, vous savez combien j’aime ça, j’en ai déjà tellement parlé. Mon iPhone n’est pas encore allumé, mais j’ai mon iPod dans les oreilles : Steve, bravo pour cette réussite, et encore merci pour tout. Tu vas nous manquer, l’artiste, le magicien de la marque à la pomme. Pomme, comme la Grande Pomme tient. J’aime les mots, jouer avec, comme tous ces grands écrivains qui enrichissent ma vie, la vie. Ma playlist? Peu de surprises pour mes lecteurs, vous la connaissez par cœur. Mais navré Miles, aujourd’hui, j’ai besoin des susurrements de Fred, de l’intimité qu’il procure.
Tiens, davantage de joggers que d’habitude, aujourd’hui. Après quoi courent-ils, à une heure si matinale ? Et moi, je vais où là, comme ça, loin de tout ? Oui, oui, je sais, inutile de tourner autour du pot, vous connaissez bien sûr la nouvelle. On en a fait une telle affaire. Me voici donc rédacteur en chef adjoint de L’Hebdo. Oh, je ne fais pas le fier, j’en ai vu d’autres. On m’a proposé, j’ai réfléchi, j’ai hésité, puis, dans le doute, j’ai fait ce que j’ai toujours fait dans ces cas là : j’ai consulté Fred. Qu’aurais-tu fait, Fred ? Des mots me sont alors revenus à la mémoire : « Regarde derrière toi ». C’était soudain, ça ne venait de nulle part. Ou plutôt si, voilà que ça me revient maintenant : c’était ce qu’Elisabeth recommandait aux Sagittaires – ou était-ce aux Gémeaux ? - une semaine entre 1997 et 1999, ou entre 2002 et 2003. Vous me connaissez maintenant, moi et les détails… Mais c’est tout de même étonnant, comme cette pythonisse a su lire tant de choses en moi. Si les sceptiques savaient, s’ils voulaient savoir, plutôt que de ricaner sottement, comme font les abrutis, ceux dont Victor Hugo disait qu’ils sont des « abrutis »… Bref, regarder, derrière moi, aussi loin que possible. Et j’ai compris, oui Fred, j’ai entendu comme un déclic à cet instant : l’ensemble de ma carrière, qui est certes loin d’être aussi extraordinaire que me l’assurent les flatteurs, mais que voulez-vous, mes chers lecteurs, vous savez à quel point je suis insensible, irréductiblement insensible, à la flatterie, l’ensemble de ma carrière donc, je l’ai construit à ma façon. I Did It My Way. Mes éditos acérés écrits à la première personne, mon enquête de 8 pages sur la prostitution – ah, cette immersion d’une demi journée à la route de Genève, la Geneva Road -, mes perçantes analyses sur le football, mes coups de gueule intempestifs - oui, je mange de la viande, oui, j’aime la corrida, comme Ernest, gigantesque auteur, bien que mort -, mes prises de bec avec le correcteur - vas-y, ricane tout ce que tu veux, mais touche pas à mes italiques -, mon interview de Brett, mes trois pages sur Streisand, ce billet de cinquante francs imprudemment brûlé sur un plateau télé, au nez et à la barbe de mes détracteurs hébétés par tant d’audace... My Way, I Did It. Comme toi, Fred, j’ai toujours agi à ma façon. Quitte à déranger, voire même à irriter. Et toi Bob, qu’en dis-tu ? Non pas toi, Marley. Je parle à Dylan, Bob Dylan. Désolé Fred, mais je switch. C’est que tu as de la bonne compagnie, sur mon iPod, conçu par Steve. Fred, Bob, Steve… tout se mélangeait dans ma tête et dans la fraicheur matinale de New York City, et je me disais que ça en ferait des choses à raconter à Djian, pour mon retour sur le continent.
Tiens, me voilà que je débouche sur la 5ème avenue. La Fifth, où il y a longtemps, de retour d’une quelconque demi-journée d’enquête aujourd’hui oubliée, il y en a tant eues tellement, j’avais croisé Britney. Tes cernes que l’on devinait sous tes Ray-ban n’attendrissaient pas les photographes le moins du monde qui t’entouraient, mais moi j’avais vu en toi ce qui échappait à tous, j’avais vu la lassitude. Comme un écho, reflet de mon mécontentement à moi d’alors, aujourd’hui ressurgit, par un curieux effet de réminiscence. Combien d’écrivains américains vivants, combien de writers n’ont pas admirablement évoqué ces subtils soubresauts de la mémoire ? Puissance de la grande littérature.
Du nouveau, voila ce qu’il me fallait. Dire adiós à ma chronique de L’Illustré, les larmes aux yeux, arriverdeci aussi à mon rôle de grand-reporter-Ringier et les hôtels où je me rendais pour enquêter, ou plutôt prendre la température. Retour au taf, fièvre de l’info. Je m’allume un cubain, et tant pis si ça dérange les pisse-froids qu’horripilent les indécrottables bon vivants comme moi, ceux d’entre nous qui prennent le contre-pied de la masse ronronnante, ceux qui voient au delà des apparences. Oh je sais bien, vous me connaissez, je… Ah tiens, j’ai déjà rempli ma page. Encore une chronique de faite, d'accomplie. Encore un moment partagé avec vous, qui me faites le plaisir de me lire, qui m’accompagnez depuis tant d’années. A cela, mes nouvelles et hautes fonctions n’y changeront rien : je vous dis à la semaine prochaine, ici ou ailleurs, en toute liberté, entre nous, avec franchise. My way. Our way.