mardi 7 juillet 2009

Cerveau & Psycho n°34: le syndrome d'hubris

Je viens de recevoir le dernier numéro de Cerveau & Psycho. A chaque fois je suis surpris qu'un magazine scientifique grand public d'un si bon niveau puisse exister et même se vendre. Et je ne dis pas ças seulement parce que j'écris dedans assez régulièrement depuis quelques années.
Jusqu'ici j'ai surtout écrit des articles sur les liens entre l'art et la pathologie, mais ma contribution ici est un peu différente. Mon article s'intitule "Le syndrome d'hubris: la maladie du pouvoir". Le syndrome d'hubris est une entité psychiatrique encore inexistante, ou alors à l'état d'ébauche, proposée par David Owen, un homme politique britannique. Il s'agit, grosso modo, d'une intoxication au pouvoir. Owen a écrit un certain nombre d'articles sur le sujet (tous racontent à peu près la même chose) et un livre. Je recommande les deux références suivantes:
D. Owen & J. Davidson (2009). Hubris syndrome : an acquires personality disorder ? A study of US Presidents and UK Prime Ministers over the last 100 years. Brain, 132, 1396-1406. DOI: 10.1093/brain/awp008

D. Owen (2008). In Sickness and in Power. Praeger, 2008.
Mon objectif était de présenter ces travaux au public francophone, parce que je trouvait l'idée provocante et drôle, et aussi digne d'intérêt d'un point de vue psychologique et politique. Sans entrer dans les détails ici (achetez le magazine!), le syndrome d'hubris comprend 14 critères, dont - selon Owen - il suffirait d'en remplir 3 ou 4 pour que le diagnostic puisse être posé. Cela me paraît bien trop peu, mais vous pouvez en juger par vous mêmes en examinant la liste:

1 Inclination narcissique à voir le monde comme une arène où exercer son pouvoir et rechercher la gloire (*).
2 Prédisposition à engager des actions susceptibles de présenter l’individu sous un jour favorable, c’est-à-dire pour embellir son image (*).
3 Attrait démesuré pour l’image et l’apparence (*).
4 Façon messianique d’évoquer les affaires courantes et tendance à l’exaltation (*).
5Identification avec la nation ou l’organisation, au point que l’individu pense que son point de vue et ses intérêts sont identiques à ceux de la nation ou de l’organisation (SH).
6 Tendance à parler de soi à la troisième personne ou à utiliser le « nous » royal (SH).
7 Confiance excessive en son propre jugement et mépris pour les critiques et les conseils d’autrui (*).
8 Impression d’omnipotence sur ce que l’individu est personnellement capable d’accomplir (*).
9 Croyance qu’au lieu d’être responsable devant ses collègues ou l’opinion publique, le seul tribunal auquel il devra répondre sera celui de l’histoire (*).
10 Croyance inébranlable que le jugement de ce tribunal leur sera favorable (SH).
11 Perte de contact avec la réalité, souvent associée à un isolement progressif (**).
12 Agitation, imprudence et impulsivité (SH).
13 Tendance à accorder de l’importance à leur « vision », à leur choix, ce qui leur évite de prendre en considération les aspects pratiques ou d’évaluer les coûts et les conséquences (SH).
14 Incompétence « hubristique », lorsque les choses tournent mal parce qu’une confiance en soi excessive a conduit le leader à négliger les rouages habituels de la politique et du droit (***).
Certains de ces critères sont partagés avec d'autres troubles psychiatriques déjà établi dans les nomenclatures officielles: (*) Personnalité narcissique – (**) Personnalité antisociale
(***)Personnalité histrionique – (SH) Propre au syndrome d’hubris
Le syndrome d'hubris est difficile à définir en peu de mots, mais je dirais qu'il s'agit d'une perturbation du comportement induite par l'exercice du pouvoir et entraînant une perte du sens moral et de la retenue nécessaires à l'exercice des hautes fonctions. Bon, à part le fait que tout cela est fort intéressant, vous voyez sans doute où je voulais vraiment en venir avec tout ça. Pour vous donner une idée, mon titre original était: "L'hubris élyséen: une nouvelle maladie mentale?". Evidemment, c'était un peu gros, même avec le point d'interrogation... Mais puisqu'Owen s'attachait essentiellement à taper sur George Bush et Tony Blair, qu'il considère - à juste titre - comme les exemples paradigmatiques de l'hubris carabiné (menant à ce qu'il appelle "l'incompétence hubristique"), je trouvais légitime d'examiner ce qu'il en est de Nicolas Sarkozy. Après moults révisions et aménagements, je suis parvenu, je pense, à un article assez sérieux et mesuré. Dans d'autres circonstances, il aurait été facile de se laisser complètement aller et de faire un portrait à charge du bonhomme. Mais vu le contexte général du discours politique actuel en France, il se trouve assez curieusement que mon article a le mérite de présenter Sarkozy sous un jour assez réaliste. Une approche clinique, basée sur l'examen des faits et donnant des exemples non controversés, montre clairement qu'il y a des traits hubristiques chez Sarko, cela a été dit mille fois, mais il semble qu'on ait encore du mal à en prendre la pleine mesure. Or, on nous dit aujourd'hui qu'il est en train de "changer". Le dernier gag en date est l'interview qu'il donne au Nouvel Observateur, ou plutôt à son complaisant directeur. A vue de nez, c'est au moins la troisième fois qu'on nous explique que Sarkozy a "changé". Vous vous rappelez la campagne présidentielle? Là aussi, il avait changé. Zen, cool, Lexomil. Et maintenant, il lit "tout" Sartre et mate des Fellini. Je crois qu'on est en plein critères 2 et 3 du syndrome d'hubris, il s'agit de plaire à tout prix et de constamment se mettre au centre de l'attention. Dans un sens, c'est assez pathétique, mais on n'est pas simplement dans la pure rigolade. Il s'agit de stratégie avant tout. Enfin bon, ce qui me frappe, en tant que psychologue, c'est que le refrain "j'ai changé" puisse encore marcher. Ou alors je me trompe complètement, et on est réellement en train d'assister à un nouveau syndrome: une transformation sincère et durable du comportement par la soudaine réalisation de ce qu'implique l'exercice de la fonction suprême. Mouais, on y croit. Quoi qu'il en soit, je vous encourage à faire ce que je n'ai pas eu l'entier loisir de faire dans mon article: donner des exemples tirés du comportement réel et documenté de Nicolas Sarkozy pour chaque critères du hubris syndrome. Sinon vous pouvez lire l'article ou Marianne traitait le président de fou, mais un peu moins subtilement que moi. Pour vous amuser, je recommande la lecture des fameuses "Lettres de mon château", oeuvre méconnue de Sarkozy, qui en dit long sur le personnage (et suggère au passage que la genèse de l'hubris est souvent déterminée par une "traversée du désert", du moins c'est une théorie qu'on peut soutenir). Puisqu'on parle de littérature, j'encourage aussi le lecteur intéressé à prendre connaissance d'une affaire méconnue qui est directement liée aux talents d'écrivains de Nicolas Sarkozy. Encore un (probable) bel exemple d'hubris, dont l'entourage même du président n'est pas avare (oh la jolie allusion que j'ai réussi à glisser p.29 dernier paragraphe!)

Assez parlé de mon article. Dans le même numéro, vous trouverez plein d'autres choses bien plus intéressantes. Serge Tisseron consacre la rubrique cinéma au film Gran Torino, de et avec Clint Eastwood, dans lequel il voit une "leçon magistrale". L'analyse tourne autour de la notion d'empathie (j'en profite pour signaler un interminable et indigeste article sur le sujet, de toute évidence le fruit d'un bavard pathologique au cerveau désorganisé qui doit aujourd'hui sans doute regretter d'avoir consacré autant de place à un ridicule "Aparté philosophique sur le solipsisme et le matérialisme", mais qui retrospectivement recèle quand même de quelques bonnes idées). Comme d'habitude, Tisseron est excellent, c'est vraiment un le seul psychologue qui soit à la fois médiatique et d'orientation psychodynamique que je lis et écoute à chaque fois avec plaisir, mais il y a un problème. C'est le film. J'ai justement vu Gran Torino hier soir, et franchement c'est un désastre. Le truc ne fonctionne tout simplement pas, certaines scènes sont incroyablement laborieuses, ça tire en longueur (mais pas autant que le déjà poussif Changeling), le message est aussi subtil qu'un troupeau de bulldozers qui traverserait votre chambre à coucher... Enfin bon, le vieux grognon raciste finira par trouver la rédemption en s'ouvrant à, euh, l'autre. Voila. Très décevant. Le vieux cowboy serait-il un brin surestimé? Possible, et comme pour Sarko, on peut légitimement se demander si Eastwood a vraiment changé. Il y a aussi une blague assez douteuse dans le film: "C'est un mexicain, un juif et un noir qui rentrent dans un bar. Le tenancier les regarde et leur dit: foutez-moi le camp d'ici". Elle est bonne non? Je dois avouer que j'ai ri à gorge déployée, interprétez ça comme vous voudrez.

Bon, en vrac, vous trouverez également un article sur la génétique de l'intelligence par le très bon Carl Zimmer (c'est d'ailleurs un honneur pour moi de partager les pages d'un magazine avec Zimmer), un fascinant article sur les cauchemars par Michael Schredl (chercheur allemand qui a collecté une fantastique bibliographie sur les rêves ici), un dossier sur la neurostimulation, une revue sur les différences cérébrales entre hommes et femmes (oui, il y en a, calmez-vous maintenant), un cas clinique de Patrick Verstichel présentant un syndrome de Gerstmann, et bien d'autres perles. Oh, et décidément je suis partout: dans le courrier des lecteurs je réponds à une question à propos de mon article sur Claude Monet. Si l'art abstrait est né de la cataracte du maître de l'impressionisme, cela ne remet-il pas en cause la légitimité de cette forme d'art? Ma réponse est dans le magazine, mais vous êtes libres d'avoir votre propre opinion là dessus!

3 commentaires:

  1. "...je suis surpris qu'un magazine scientifique grand public de si bon niveau puisse se vendre"

    Pas moi, c'est sans doute parce que je trouve que c'est plus un magazine grand public pour la plage qu'un magazine scientifique de bon niveau....
    Franchement, ce magazine est une vraie déception d'un point de vue intellectuel, une sorte de Gala de luxe avec des articles très convenus sur des sujets qui ne le sont pas moins: aujourd'hui le pouvoir, hier le sexe, demain l'argent...
    Désolé pour vous qui y écrivez des articles qui ne sont peut-être pas foncièrement niais, mais dont la pertinence me laisse très dubitatif.
    Bonne continuation tout de même ;-)

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  2. Merci pour cet article passionnant.
    J'étais (un brain) passé à côté de la publi.
    Cela faisait longtemps que je cherchais un article qui aurait traité de ce sujet difficile et tabou, sur les personnalités qu'on nomme persévérantes ou A et qui sortent de la route au premier virage. Pas de besoin d'être président pour s'intituler tyrant pour le bien de tous ... Cherchez dans les sphères au-dessus de vous.
    La définition est peut-être encore trop protéiforme.
    Et c'est malheureusement un peu trop tard, pour nombre d'électeurs.

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  3. Chère anyonyme n°1 (16 juillet 2009, 15.27)

    Si vous vous intéressez à la science "de bon niveau", comme moi, vous lisez la presse spécialisée (et pas en français). Libre à vous d'embarquer votre Nature ou Trends in Neuroscience à la plage. Si vous voulez lire un truc à la plage sur le pouvoir, la jalousie, le sexe, ou l'argent, peinard, apprendre deux-trois choses au passage, quel magazine de meilleur niveau scientifique pouvez-vous trouver? Psychologies Magazine?
    Bon, vous voyez peut-être ce que je voulais dire maintenant.

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